REPONSE à M. Maurice DRUON


Le général Franco, acharné à défendre une Espagne "una, grande, fuerte" et à punir les nationalistes catalans et basques alliés aux Républicains, avait interdit la pratique (y compris orale) des langues basque et catalane. Il n'avait pas osé prétendre qu'elles n'existaient pas. Cette audace M. Maurice Druon l'a eue dans la chronique « Le franc-parler » titrée « Mais quelle langue parlons-nous ? » (Le Figaro du 4 novembre 2002). Il n'existe qu'une langue en France, sur le territoire français: voilà ce qu'il ose affirmer contre une évidence qui appartient en tous cas au savoir élémentaire de tout linguiste. Cela a effectivement et opportunément été rappelé par l'un d'eux, Bernard Cerquiglini, chargé maintenant d'une délégation qui - enfin ! - s'intitule et s'assume non seulement "à la langue française" mais aussi "aux langues de France".

Pour nier les évidences M.Druon alimente la confusion. Il commence par évoquer les langues d'immigration (berbère, arabe dialectal) ou de refuge (arménien occidental). L'effet recherché est celui d'une sorte d'affiche rouge linguistique: les langues de France ne seraient en fait qu'un ramassis mal rasé d'idiomes étrangers, et qui sait terroristes.

Le rapport Cerquiglini, fait bien un compte et un inventaire de langues de France. Il fallait le faire, et il est extraordinaire que cela n'ait pas été fait auparavant. Mais si ce rapport inventorie et liste, il distingue aussi et précise les situations. Il ne faut donc pas que le chiffre de 75 langues qui étonne et déroute le non-spécialiste soit utilisé brut pour suggérer un foisonnement informe ou fantasmatique, dont l'évocation suffit à certains à récuser toute politique linguistique de respect ou de valorisation. Qu'en est-il donc des langues de France et de leur diversité?

Il y a les langues fondatrices pourrait-on dire. Les langues autochtones du territoire métropolitain : il s'agit, outre le français (ou langue d'oïl) du basque, du breton, du catalan et de l'occitan, auxquels s'ajoutent le flamand, les parlers germaniques d'Alsace et Moselle et les parlers italiques de Corse, désignés comme "langue corse" par commodité. Deux de ces langues en particulier méritent une remarque. L'une d'entre elles, le breton, n'existe que sur le territoire français, son destin s'y joue entièrement et la République en est comptable comme de la langue française elle-même. Une autre, l'occitan (qu’on peut aussi appeler langue d'oc et qu’on a appelée "provençal" d'une grande Provence allant des Alpes à l'Atlantique) concerne un tiers méridional du territoire métropolitain et le peu de soutien dont il jouit dans le pays de sa plus grande extension géographique (la France) tranche tristement avec une reconnaissance acquise ou grandissante au Val d'Aran espagnol ou dans les Vallées occitanes du Piémont italien.

Il y a les langues accueillies, langues non territoriales (non territoriales en France du moins) liées à des minorités nomades, religieuses ou issues de l'immigration (rrom, yiddish, arménien, berbère). S'agissant du berbère et de l'arabe maghrébin (que Maurice Druon agite indignement comme un épouvantail), le développement de ces langues est sans doute (avec la francophonie) un des plus sûrs ferments de modernisation et de démocratisation du Maghreb, et un vecteur de rapprochement culturel des pays de cette zone avec l'Europe. Une aide pertinemment apportée en France à leur développement culturel sur son territoire ne peut manquer d'avoir des effets bénéfiques dans leur zone d'extension originelle.

Il y a aussi les langues d'outre-mer. Parmis elle le créole (des Antilles ou de l'Océan Indien) a un statut qui le rapproche des langues que j'ai appelées fondatrices : il s'agit de langues parlées dans un territoire étendu de la République où elles ont vocation à être reconnues et développées comme le bien commun de l'ensemble de la société (et non comme la pratique d'une communauté particulière). Les autres langues sont dans leur majorité des langues de sociétés antérieures à la conquête ou à la colonisation. Leur diversité - en particulier en Nouvelle Calédonie - n'est pas, contrairement à ce que suggère Maurice Druon une invention de linguiste mais un fait linguistique têtu comme un autre. Ces langues comme leurs locuteurs peuvent et doivent faire l'objet de mesures qui leur permettent de vivre et de trouver leur mode de développement face à une modernité qui les menace. Quelles que soient les modalités d'une politique en leur faveur, elle n'aura pas d'incidence majeure sur la conscience et la pratique linguistique générale de la population métropolitaine.

La promotion des langues historiques de France, des langues que l’on appelle souvent « langues régionales », a par contre (ou en revanche) une incidence sur la conscience ou l'inconscience linguistique française. Par l'institution d'une délégation à la langue française et aux langues de France, il est suggéré que l'ensemble des citoyens français doit assumer la richesse de la diversité linguistique de la France, qu'ils soient ou non locuteurs de ces langues. Ils doivent au moins connaître et reconnaître leur existence. L'enseignement du breton, de l'occitan et des autres langues que j'ai dites fondatrices concerne les zones historiques où elles sont parlées. Cet enseignement devrait au moins être systématiquement proposé. La diffusion d'un savoir minimal sur la nature de ces langues et leur contribution culturelle devrait bénéficier à tous.

Je ne vois pas en quoi reconnaître que la France abrite sur son territoire d'autres langues (de manière exclusive, principale ou partagée) peut nuire à la francophonie et au français. Propose-t-on aux Vietnamiens, aux Roumains ou aux Sénégalais, parties prenantes de la Francophonie, d'oublier le vietnamien, le roumain ou le ouolof? Quel meilleur argument pour une francophonie ouverte, que le modèle d'une France qui reconnaisse et développe toutes ses langues? Je ne vois pas ce que la France perd à revendiquer en plus de la langue et de la culture française d'autres langues et d'autres cultures. Va-t-on fermer le festival interceltique de Lorient, refuser rétroactivement le prix Nobel de Frédéric Mistral, détruire les manuscrits occitans de la Bibliothèque Nationale et radier I Muvrini de la Sacem?

L'article 2 de la Constitution est une prescription pas une description. On ne peut le dire ni vrai ni faux. Seulement le trouver juste ou injuste, approprié ou inapproprié. Le trouveront certainement appropriés ceux qui comme Maurice Druon ne veulent voir qu'une seule langue, comme des adjudants ne veulent voir qu'une seule tête. D'autres dont je suis souhaiteraient que soit aboli ou modifié cet article 2, qui était supposé endiguer l'invasion de l'anglais mais qui n'a servi qu'à s'opposer à la promotion des langues de France. Les gouvernements de la République qui ont instauré et maintenu une Délégation à la langue française et aux langues de France semblent heureusement commencer penser aussi qu'on a tout à gagner à entendre, à parler, à écrire, à diffuser toutes les langues dont l'histoire a fait qu'elles se parlent sur le territoire de la République. Le soutien apporté par cette Délégation à l'occitan langue olympique pour les jeux de Turin est un beau symbole: en valorisant sa diversité linguistique interne la France renforce ses liens avec l'Italie. Il ne fait pas de doute que la promotion conjointe du français et des autres langues de France ne peut manquer, en Europe et dans le monde, d'atténuer ce qui peut apparaître parfois comme de l'arrogance ("l'orgòlh de França" disait le moyen-âge occitan) et de faire mieux aimer le français.

Patrick Sauzet
Professeur à l’Université de Toulouse II - Le Mirail